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par Le Nobre » 11 octobre 2020, 19:51
On peut aborder Weltschmerz de bien des façons, selon maints critères. Il y a la voix d'abord. Qui est aujourd'hui très différente de celle qui ouvrait la route en solo il y a 30 ans. Il y a l'attente, qui a été longue suite à une gestation riche en péripéties. Il y a aussi le fait qu'il s'agit de l'album qui clôt la carrière d'un des artistes les plus importants de la planète dite prog depuis le début des années 80. Il y a enfin et surtout la tentation immuable de venir chercher chez Fish ce que l'on a aimé dans "son" Marillion ou ce que l'on aime plus généralement dans Marillion tout court, en particulier la patte Steve Rothery - Mark Kelly. Et donc de disqualifier d'emblée ceux qui ont pris leur place dans le sillage du poisson, ceux que l'on nomme volontiers "les musiciens de série B de Fish", les Robin Boult, Steve Vantsis, Foss Paterson etc...
J'ai pu pour ma part émettre des réserves - je me souviens avoir relevé un certain manque de charisme sur scène dans les années récentes - mais pour l'essentiel elles ont toujours concerné leur façon de jouer les titres de Marillion. Marillion, LE juge de paix, qu'il s'agirait donc d'oublier un peu quand on pense que Fish y a passé 7 années contre 30 en solo !
Pour moi, au moment de découvrir Weltschmerz, nouveau et ultime, la question était donc savoir où en était Fish, non pas le chanteur des années 82-88 mais celui qui depuis 30 ans a défendu autre chose que du Marillion, SA propre vision de la musique, avec certes des accointances prog mais avant tout du rock au sens large, mâtiné de groove, de folk, de soul, d'ambient, d'electro même à l'occasion. PAS du Marillion, du Fish. Qu'il nommait à l'époque de sa collaboration avec Steven Wilson sur Sunsets On Empire : Prog Nouveau ! On aime ou pas, mais c'est ça Fish. Avec une approche très personnelle, celle d'un parolier qui chante et non d'un chanteur qui écrit comme il se plaît à l'expliquer. Il souligne aussi que pour lui le texte passe avant le reste, même la mélodie (cela est dit dans l'itv de l'édition deluxe). On remarque d'ailleurs dans l'agencement de certains de ses morceaux la quantité de lyrics nettement au dessus de la moyenne, en particulier sur sa fin de carrière. Ceci a une incidence indéniable sur le rendu final. Il s'agit pour ceux qui composent autour des thèmes proposés par Fish de tenir la distance, de proposer un socle musical qui épouse son approche de plus en plus cinématique.
Tout ceci étant dit, j'ai donc écouté sans complaisance et sans à priori ce généreux Weltschmerz de plus de 80 minutes, double album à l'ancienne, d'un autre temps, perdu dans l'océan de la musique streamée, mondialisée, autotunée et quantifiée. Et j'ai aimé, point. Tout n'est que question de goût. Weltschmerz que j'avais trouvée trop juste pour conclure un dernier album en carrière a fini par m'attraper, les morceaux de A Parley With Angels remixés pour l'album par Calum Malcolm ont gagné ce qui leur manquait de nuances et de profondeur, en particulier Man With A Stick, porté par un texte à tiroirs d'une terrible vérité. This Party's Over a fait son office avec son sax suintant et aurait bien grimpé les charts en d'autres temps, tout comme Garden Of Remembrance sur le versant éthéré. Celle-ci paraît conclure A Gentleman's Excuse Me, en réalité elle est encore plus dépouillée, car délestée des cordes d'Abbey Road. Les parties orchestrales sont ici réservées aux longues pièces, aux petits films proposés par Fish.
Waverley Steps déroule un scénario inexorable, le tableau fataliste d'une déchéance sociale menant au suicide. Pour autant, la musique ne tombe pas dans le piège mélodramatique, misant au contraire sur un parfum d'aventure porté par de bons gros cuivres. Et ponctué par un splendide final, le plus beau solo livré par Robin Boult sur un album de Fish. Le héros disparaît alors que les flocons de neige fondent sur les rails de la Waverley Station d'Edimbourg...
Rose Of Damascus invite également au voyage mais dans des contrées plus moyen-orientales. On suit l'épopée de cette syrienne chassée de chez elle par la guerre, conservant coûte que coûte la seule trace de vie qui lui reste, cette rose de Damas qu'elle serre dans son poing, jusqu'au moment où elle embarque sur un bateau de fortune aux côtés d'une foule de réfugiés. Chaque détail de son périple est minutieusement conté et mis en musique, sur des gammes arabisantes suffisamment appuyées, avec toujours cette base de guitare folk, qui domine sur l'album, un discret solo de John Mitchell, économisant ses notes avec à propos, et un épilogue que nombre d'auditeurs auraient souhaité identique à celui de tant de grandes fresques estampillées "prog". Manqué ! Pour évoquer cette mer incertaine, et l'horizon qu'observe notre héroïne en quête d'un lendemain, il fallait, comme le justifie Fish, une plage aérienne, épurée, se calmant peu à peu. C'est franchement beau et c'est sur ce genre de passage que le travail de fourmi de Calum Malcolm fait la différence. Notes et sons se promènent allègrement dans le spectre sonore, du grand art. Non pas parce que la chanson fait plus de 15 minutes, mais parce qu'on est pris par l'histoire.
Comme je l'ai déjà signalé, il est bien évident que Weltschmerz ne livre toute sa richesse que si l'on s'imprègne des textes, très fouillés et savamment sculptés. Qu'on se le dise, Fish en avait écrit des tartines et a du supprimer nombre de paragraphes ! Qui ne demanderaient pas mieux que de ressurgir dans un exercice plus indiqué, comme le livre ou le scénario, qui vont semble-t-il occuper le futur de ce bientôt retraité de la musique.
Je n'ai rien dit de Grace Of God, qui est à mes yeux l'une des meilleures ouvertures d'album de sa carrière. Tout y est réussi, l'intro aussi glaçante que planante, les arpèges qui démarrent, le refrain génial tant dans le sens que dans la mélodie, les arrangements de cordes en staccato, la montée après la rupture à mi-parcours avec la voix de Fish, brillamment mise en valeur, qui répond à celle de Doris Brendel. Magnifique titre d'une rare intensité.
Enfin je n'oublie pas la folk-soul de C Song, que j'ai évoquée il y a quelques jours, et surtout la géniale Walking On Eggshells, elle aussi portée par une 12-cordes et magnifiée par de divines cordes. Fish y chante magistralement. Son registre actuel ne l'empêche nullement d'incarner ses chansons comme personne et il ne s'en prive pas ici, faisant écho aux déboires sentimentaux passés au scalpel il y a bien longtemps dans Jigsaw ou Emerald Lies...
Un mot aussi sur Little Man What Now ? qui a lancé cet album longtemps contrarié. C'est le premier texte que Fish a réussi à pondre après la disparition de son père. D'où sa résonance, et cette musique qui me renvoie à chaque fois au Bowie crépusculaire de Blackstar, notamment avec son saxophone... Pour moi, c'est ce morceau qui doit terminer et l'album et la carrière de Fish.
Voilà, on pourra toujours m'expliquer que tout cela est téléphoné, sans ambition, désabusé, ce qu'on veut. Que Robin Boult ou John Mitchell ça ne vaut pas Steve Rothery, que Liam Holmes ce n'est pas Mark Kelly. Qu'il n'y a pas assez de soli de guitare ou de synthé, que sais-je encore ?....
Peut-être, moi je ne trouve pas vraiment d'équivalent à cet album. On y retrouve bien sûr certains fondamentaux de Fish, on l'a vu, mais je n'y vois nullement une resucée.
La seule question qui vaille au fond, c'est que ressent-on à l'écoute de Weltschmerz ? Si l'on s'ennuie, autant passer son chemin. Personnellement j'ai été pris, par l'ensemble, par son agencement (on peut oser ceci dit une tracklist alternative...), par l'excellence de la production qui prend soin de chaque détail et tire le meilleur de chaque compo, par le sens de ces histoires qui dépeignent avec acuité les jardins de notre monde. Si j'ai été pris, c'est que les chansons m'ont plu, donc que Steve Vantsis, principale cheville ouvrière, a encore fait du très beau travail. Pour moi, la collaboration qu'il a entamée avec Fish sur 13th Star relève presque du miracle. Sur le papier, je n'aurais jamais pensé, Steve n'ayant jamais oeuvré en tant que songwriter auparavant, que cela donnerait trois beaux albums comme le pré-cité, Feast Of Consequences et Weltschmerz, le plus abouti, le plus dense, le plus varié, le plus urgent !
Il fallait cela pour clore en beauté la carrière parfois chaotique de ce Poisson écossais iconoclaste et franc-tireur. Ne pas oublier ceci dit que le succès ne se mesure pas qu'aux nombres, aux chiffres, aux ventes...
Weltschmerz conclue 30 ans de choix artistiques certes discutables mais toujours assumés. Fish a suivi sa route et toujours soigné au mieux ses albums, compte tenu des circonstances du moment. Après un excellent Vigil, aujourd'hui figé dans son temps par sa prod très 80's (cette batterie pleine de reverb !), il aura tatonné, cherché, au gré d'un Internal Exile décousu, un Songs From The Mirror anecdotique, un Suits trop cuit, avant de renaître artistiquement sur Sunsets On Empire. Et puis l'insuccès de masse imposant des restrictions, il aura erré à nouveau avec un Raingods With Zippos coupé en deux, un Fellini Days au son un peu chiche, un Field Of Crows bien tenu mais assez passéiste. Enfin en 2008, Calum Malcolm prenait pleinement les rênes de la production (et souvent de l'arrangement) et son talent incontesté aura permis à Fish, devenu un artiste culte oeuvrant à un niveau plus modeste, de demeurer pertinent.
Même si d'une certaine façon, Weltschmerz marque, à plus d'un titre, la fin d'un monde.
A+
Ma tracklist idéale de Weltschmerz (quoique l'originale fonctionne très bien aussi !) :
Grace Of God
Weltschmerz
C Song
Walking On Eggshells
Rose Of Damascus
This Party's Over
Man With A Stick
Garden Of Remembrance
Waverley Steps
Little Man What Now ?